L’AVIS DU « MONDE » – À NE PAS MANQUER
Film français d’Arnaud Desplechin. Avec Marion Cotillard, Melvil Poupaud, Golshifteh Farahani, Benjamin Siksou, Patrick Timsit (1 h 48).
La famille, lieu des origines, est aussi la fabrique mythologique par excellence. Du théâtre antique jusqu’à la psychanalyse, la culture occidentale n’a jamais dit autre chose : les humains trébuchent, car ils sont prisonniers de structures qui les dépassent, de lois qui les précèdent, de liens qu’ils ne peuvent pas trancher. Pris dans une famille, l’individu n’est déjà plus exactement lui-même : il se double d’une fonction – père ou mère, frère ou sœur, fils ou fille – et se retrouve par-là même engagé dans un destin. La famille étant également le lieu des grandes passions, c’est ainsi d’un sentiment démesuré que le film retrace la généalogie particulière : la haine franche et sans mélange qui a opposé pendant des années un frère et une sœur, Louis (Melvil Poupaud) et Alice (Marion Cotillard). Lui est écrivain, profondément brisé par la perte d’un enfant, elle comédienne, jouant tous les soirs Les Morts, de James Joyce, sur les planches. Louis a un ami psychiatre, Zwy, interprété par Patrick Timsit.
La haine a une histoire, généralement embrouillée, car ses causes se perdent dans l’enchaînement de ses péripéties. L’événement qui permet ici d’en reconvoquer les différentes strates est un accident de la route (la scène, superbe et terrible, est une merveille de suspense millimétré), subi par les parents des protagonistes, qui se retrouvent à l’hôpital et à l’article de la mort. Louis et Alice ne peuvent se presser à leur chevet que sous la condition expresse, exigée par l’actrice, de ne surtout pas se retrouver en présence de son frère. Une demande qui aura pour effet rocambolesque de « partitionner » les retrouvailles familiales de part et d’autre d’un Rubicon invisible. Que chacun retrouve les siens, mais seulement dans son coin.
Frère et sœur se fonde sur une dualité des principes masculin et féminin, ici comme les deux pôles opposés d’une même aventure. Ici aussi, les récits de l’homme et de la femme se tournent autour, se tiennent en respect, mais restent longtemps irréductibles l’un à l’autre.
Chacun à sa façon, Alice et Louis s’inventent une existence autre que fraternelle. Elle, sur les planches, bien entendu, où les alertes du deuil n’entament rien de sa stature de comédienne ; elle fait même, après la répétition, la rencontre d’une admiratrice secrète (Cosmina Stratan), qui devient une sorte de confidente. Lui dans la réclusion, vivant en ermite à l’autre bout de la France, dans une campagne toulousaine inaccessible, sauf à dos de cheval.
Entre eux, la ligne de front est celle que dessine le montage, oscillant majestueusement entre présent et passé, comme une mémoire active, mais aussi entre ces dimensions croisées que sont la vie, la scène, le rêve (Louis flottant sur les toits de Roubaix lors d’un délire psychotrope). Rarement la caméra de Desplechin, d’une formidable mobilité, n’aura œuvré avec autant d’adresse pour prendre la mesure d’une distance.
Rarement la caméra de Desplechin, d’une formidable mobilité, n’aura œuvré avec autant d’adresse pour prendre la mesure d’une distance
Opposant deux figures d’artistes aux égos turbulents, Frère et sœur pose une question qui concerne de près le sacerdoce artistique, celle du partage impossible entre vie privée et vie publique, et plus encore entre l’œuvre et le vécu. Car si Alice en veut mortellement à Louis, c’est pour avoir divulgué sans vergogne quelque chose de leur relation dans ses livres – et l’on pourrait gloser sur les liaisons dangereuses qu’entretient le récit avec le cas réel de Desplechin.
Si la haine engage un destin, elle n’en constitue pas moins une relation dans le temps. La détestation que se vouent Louis et Alice a beau les éloigner, elle est aussi ce qui les « noue » l’un à l’autre, ce qui les maintient, même à distance, ce qui les anime, même dans l’autodestruction. La haine, comme on le sait, est une forme extrême d’affection à laquelle il arrive, comme ici, d’atteindre un stade obsessionnel, voire fusionnel. C’est cet étrange miroir que Frère et sœur tend à ses personnages, sans excès de misanthropie, mais sur une tonalité aiguë et caressante. La haine persiste, mais elle n’est peut-être qu’un jeu, une chamaillerie, car frère et sœur demeurent toute leur vie, l’un envers l’autre...